Chapitre 15

 

Lacey rejoignit Tristan en fin d’après-midi. Il marchait le long de la crête et sursauta lorsqu’elle l’appela par son prénom. Lacey était perchée dans un arbre.

— Jolie vue, non ? lui dit-elle.

Tristan opina et baissa de nouveau les yeux vers le pic rocheux. La pente abrupte chutait de près d’une centaine de mètres. Tristan se remémora le jour où, au début du printemps, il avait contemplé de ce même endroit les rails argentés et le toit de la petite gare dans la vallée en contrebas. On ne les voyait plus désormais. Seules étincelaient çà et là à travers les arbres des petites flaques bleues de rivière.

— Je me demande pourquoi cet endroit m’attire tant.

Lacey inclina la tête.

— Je suis certaine que ça n’a strictement rien à voir avec le fait qu’Ivy habite ici, lui répondit-elle d’un ton sarcastique.

— Tu la connais ?

Lacey fit une roulade arrière par-dessus la branche sur laquelle elle était assise et atterrit au pied de l’arbre.

— J’ai lu des articles sur elle, bien sûr, dit-elle en rattrapant Tristan. En fait, j’ai dévoré tout ce que j’ai pu trouver sur votre accident. Je vais à la gare tous les matins pour lire le journal avec ceux qui prennent le train. J’aime bien me tenir au courant de l’actualité. Et puis, ça m’aide à ne pas oublier quel jour on est.

— Dimanche 10 juillet, dit Tristan.

— Bzzz...

Le pouce pointé vers le bas, Lacey imita le signal utilisé pour indiquer les mauvaises réponses dans les jeux à la télévision.

— Mardi douze juillet, annonça-t-elle en cassant une brindille sur une branche.

— C’est impossible, rétorqua Tristan.

Il leva le bras pour attraper une feuille, sans y parvenir ; comment pourrait-il jamais casser une brindille ?

— Tu as fait un petit séjour dans le néant ?

— Hier soir, répondit Tristan.

— Il y a trois soirs, je dirais. Ça arrive, mais tu vas prendre des forces et tu auras de moins en moins besoin de repos. Excepté, bien sûr, quand ce que tu fais est compliqué.

— Compliqué ? Comment ça ?

Elle le fixa un instant.

— Regarde-moi, lui dit-elle.

— Qu’est-ce que tu crois que je fais ?

— Recule un peu et regarde-moi mieux. Il me manque quelque chose, non ?

— Tu me promets de ne pas me tirer les cheveux ?

Elle fit mine de se renfrogner.

— Regarde ce chat, reprit-elle.

Tristan tourna la tête.

— Ella !

La petite chatte était apparue derrière lui.

— Regarde l’herbe de son côté et du mien.

— Tu n’as pas d’ombre, remarqua tout de suite Tristan.

— Toi non plus.

— En plus, quand tu parles, Ella pointe les oreilles dans ta direction.

— Maintenant, regarde l’herbe derrière moi, poursuivit Lacey en fermant les yeux.

Peu à peu, telle une mare d’eau sombre se répandant sur le sol, une ombre se forma. Plus elle grandissait, plus le corps de Lacey s’estompait. Prudemment, Ella s’approcha, tourna autour d’elle plusieurs fois. Puis elle se frotta contre la jambe de Lacey, sans basculer sur le flanc.

— Tu es solide ! s’exclama Tristan. En chair et en os ! Tout le monde peut te voir ! Apprends-moi à faire pareil. Si je me matérialise comme toi, Ivy me verra, elle saura que je suis là pour elle, elle saura...

— Ho ! l’interrompit Lacey, d’une voix qui semblait perdre en intensité. Du calme, je reviens.

Son ombre disparut. Et elle aussi.

— Lacey ?

Tristan pivota sur ses talons.

— Lacey, où es-tu ? Ça va ?

— Je suis fatiguée, c’est tout, lui répondit un filet de voix.

Lacey réapparut peu à peu, recroquevillée par terre, presque translucide.

— Donne-moi quelques minutes.

Les yeux rivés sur elle, Tristan, inquiet, fit les cent pas. Soudain, Lacey se redressa d’un bond, égale à elle-même.

— C’est comme ça, dit-elle. Les anges de passage – c’est-à-dire toi et moi, mon chou – doivent utiliser toute leur énergie pour se matérialiser complètement. Et encore, ça demande de l’entraînement. Alors quand on veut parler en plus, il faut carrément être un expert.

— Comme toi ?

— Personnellement, je préfère me limiter à une matérialisation partielle. Par exemple, si je veux tirer des cheveux ou tourner les pages d’un journal jusqu’à la section cinéma, je me concentre sur mes doigts uniquement.

— Apprends-moi ! répéta Tristan avec ferveur. Est-ce que tu m’apprendras ?

— Peut-être.

Ils étaient arrivés derrière la maison. Tristan leva les yeux vers la lucarne qui donnait dans la salle de musique d’Ivy.

— Alors comme ça, c’est ici que ta poupée habite, dit Lacey. Je suppose que je devrais trouver rafraîchissant qu’un gars se rende à ce point gaga pour une fille, ajouta-t-elle en faisant la moue.

— Tu n’as pas besoin de penser quoi que ce soit. Ce que je ressens ne te regarde pas, lui répliqua Tristan. Est-ce que tu vas m’apprendre ?

— Oh ! pourquoi pas. J’ai du temps à perdre.

Ils trouvèrent un coin tranquille sous les arbres et s’y assirent. Lacey caressa Ella, qui les avait suivis et les gratifia d’un ronronnement discret. Tristan remarqua que les mains de Lacey ne brillaient pas. Elles étaient solides.

— Tout réside dans la concentration, commença Lacey. Elle doit être intense. Regarde le bout de tes doigts et fixe-les pour t’aider à maintenir ton attention. Il faut presque les matérialiser par la volonté.

Tristan tendit la main vers Ella. Il s’efforça de vider son esprit de toute pensée. Bientôt, il sentit un léger picotement dans les doigts, comme s’ils étaient ankylosés. Puis le picotement s’intensifia. Il se propagea à sa tête, ce que Tristan n’aima pas. Il commençait à s’estomper. Il avait l’impression que son corps entier, à l’exception de ses doigts, fondait. D’un geste vif, il retira sa main.

Lacey gloussa.

— Tu as eu peur.

— Je vais réessayer.

— Repose-toi d’abord.

— Je n’ai pas besoin de me reposer !

Quelle humiliation ! Il avait été fort et intelligent toute sa vie, avait enseigné la natation, donné des cours de soutien en mathématiques, et il en était réduit à accepter des leçons d’une madame Je-sais-tout pour apprendre un geste aussi simple que caresser un chat.

— Je vois que je ne suis pas la seule à avoir un ego surdimensionné, lui fit remarquer Lacey d’un air satisfait.

Tristan ignora la pique.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? lui demanda-t-il.

— Ton énergie a bien circulé vers le bout de tes doigts. Du coup, le reste de ton corps a commencé à s’effacer.

Tristan hocha la tête.

— Plus tu prendras de forces, plus tu t’habitueras à cette sensation, poursuivit Lacey. Et si, un jour, tu deviens capable de te matérialiser complètement tout en parlant – ce dont, sincèrement, je doute –, il faudra que tu apprennes à tirer ton énergie de ton environnement. C’est là que je trouve la mienne.

— On dirait un extraterrestre dans un film de science-fiction.

Lacey opina.

— Au bord de la planète indigo. Tu sais, j’ai failli gagner un Oscar pour ce rôle.

Comme c’était étrange. Tristan se souvenait de ce film. Il avait fait fureur.

— Prêt à recommencer ?

Tristan tendit de nouveau la main. Cette fois, il s’imagina qu’il cherchait son pouls, allongé sur un lit d’hôpital, en écoutant battre son cœur. Soudain, il visualisa le flux d’énergie qui circulait dans son corps. Posément, sans empressement, il le dirigea vers le bout de ses doigts. Ces derniers cessèrent de briller.

Et il le sentit. Le doux, l’épais, le soyeux pelage. Tristan caressa Ella et la petite chatte ronronna de plaisir. Elle en roula même sur le dos et son ronronnement se fit aussi bruyant qu’un moteur d’avion. Tristan rit.

Mais, brusquement, il perdit le contact. La journée ensoleillée devint grise. Ella cessa d’émettre des sons. Tristan se figea et aspira l’air autour de lui comme s’il avait essayé de retrouver son souffle, bien qu’il n’en ait plus.

— Excellent ! s’exclama Lacey. Je ne me savais pas si bonne enseignante.

Les arbres et l’herbe retrouvèrent leur couleur. Le ciel redevint bleu. Seule Ella, qui s’était dressée sur ses pattes, aux aguets, montra des signes qu’un événement inhabituel venait de se passer.

Tristan se tourna vers Lacey, épuisé.

— Je n’y arriverai pas. Si je suis incapable de tenir plus de quelques secondes, je n’arriverai jamais à entrer en contact avec elle.

— « Elle », c’est ta chérie ?

— Tu connais son nom.

— Ivy. Le lierre. Symbole de la fidélité et du souvenir. Est-ce que tu essaies de lui faire parvenir un message ?

— Je dois la convaincre que je l’aime.

— Tu plaisantes ? s’exclama Lacey en faisant la grimace. C’est ça, ton message ?

— Je crois que c’est ma mission.

— Oh ! s’il te plaît...

— Tu sais quoi, je commence à en avoir assez de tes sarcasmes.

— Et moi, de ta stupidité. Tristan, tu es naïf si tu penses que le Créateur en chef là-haut Se donnerait la peine de te garder comme ange uniquement pour que tu puisses aller dire à une poule que tu l’aimes. Les missions ne sont jamais aussi faciles ou simplettes que ça.

Il aurait voulu contre-attaquer, mais Lacey n’avait pas accompagné son discours de ses grands gestes mélodramatiques habituels. Elle était sérieuse.

— D’accord, concéda-t-il. Mais je ne comprends toujours pas comment je suis censé découvrir l’objet de cette mission.

— En observant. En écoutant. En restant près des personnes que tu connais ou de celles par qui tu es attiré. C’est parmi elles que tu trouveras probablement celle qui a besoin d’aide et pour laquelle on t’a fait revenir.

Tristan se demanda qui, dans son entourage, pourrait bénéficier de son soutien.

— Mets-toi dans la peau d’un détective. La seule difficulté, c’est qu’il faut trouver non seulement l’auteur du crime, mais aussi son mobile. Souvent, on ne le connaît pas. Parfois, le crime ne s’est pas encore produit et, dans ce cas, il faut sauver la personne d’un désastre annoncé.

— Effectivement, ce n’est pas simple.

Tout en parlant, ils avaient fait le tour de la maison par le terrain de tennis. Ella, qui les suivait, s’élança devant eux sur les marches du perron.

— Même si l’événement n’a lieu que plus tard, reprit Lacey, la clé du mystère se cache souvent dans notre passé. Heureusement, il n’est pas trop difficile de voyager dans le temps.

Tristan leva un sourcil.

— Voyager dans le temps ?

D’un bond, Lacey s’assit sur la voiture que Grégory avait garée devant la maison.

— Autrement dit, retourner vers le passé par l’esprit. Quand on fait appel à sa mémoire présente, on oublie beaucoup de choses. Des indices risquent de nous échapper. Par contre, quand on se transporte jusqu’à l’événement passé, on peut les retrouver.

Lacey s’allongea sur le capot de la BMW. On aurait dit Morticia Addams posant pour la promotion d’une voiture.

— Tu veux que je t’apprenne à le faire ? suggéra-t-elle à Tristan d’un ton enjôleur. Bien sûr, il existe une autre version aussi : le voyage dans l’esprit d’un autre. Mais il vaut mieux que les amateurs de ton genre ne s’y essaient pas. L’expérience comporte des risques. Oh ! ne perds pas courage, le cafardeux.

— Je n’ai pas le cafard, je réfléchis.

— Alors, lève la tête...

Ivy venait d’apparaître à la porte d’entrée, le regard dirigé vers l’allée comme si elle attendait quelqu’un.

— « Voici ma dame. Oh, elle est mon amour ! Si seulement elle pouvait l’apprendre[3] ! » déclama Lacey.

— Quoi ? marmonna Tristan, qui n’avait pas quitté Ivy des yeux.

— Roméo et Juliette. Acte II, scène 2. J’ai passé une audition avec Shakespeare in the Park pour jouer dans leur festival un été. Le responsable de la distribution me voulait.

— C’est bien, répondit Tristan vaguement.

Il aurait aimé être seul. Pour pouvoir savourer la vue d’Ivy, d’Ivy sur le perron, d’Ivy qui s’approchait avec grâce du haut des marches, ses cheveux tel un halo doré autour de son visage alors qu’elle prenait Ella dans ses bras.

— Le metteur en scène m’a dit que j’avais un talent à en mourir.

— Formidable, murmura Tristan.

« Si seulement les chats pouvaient parler, songea-t-il. Dis-lui, Ella, dis-lui ce que tu sais. »

— C’est le producteur, un sale mondain pseudo artiste, qui a imposé un visage « plus classique », une comédienne dont l’accent ne serait pas trop de New-York, continua Lacey.

Ivy était toujours devant la porte d’entrée, Ella serrée contre elle, le visage tourné vers Tristan.

« Elle n’a peut-être pas perdu la foi, pensa-t-il. Si ça se trouve, elle a le vague sentiment que je suis là. »

— Ce fameux producteur est à New York pendant quelques semaines pour y préparer une tournée. J’ai envie d’aller lui rendre une visite.

— Formidable, répéta Tristan.

Ivy tourna la tête et Tristan l’imita. Une petite voiture montait la côte en vrombissant.

— Je me demande si je ne vais pas lui régler son compte, ajouta Lacey, causer un accident de la route, qui le tuerait sur le coup.

— Super.

— Tu es lamentable ! s’exclama Lacey. Complètement lamentable ! Tu étais aussi gaga dans la vie que tu l’es maintenant ? Ça devait être beau quand tu étais encore plein d’hormones !

Tristan la regarda d’un air furieux.

— Écoute, lui dit-il, tu n’as rien à m’envier. Je suis amoureux d’Ivy ; tu es amoureuse de toi-même. On est tous les deux obsédés, alors laisse-moi tranquille.

Lacey resta muette un instant. Seule l’intensité de son regard se modifia légèrement. Une caméra n’y aurait pas saisi la lueur de peine qui y pointa. Cette nuance n’échappa pas à Tristan. Cette fois, Lacey ne jouait pas, et il regretta ses paroles.

— Je suis désolé.

Elle se détourna. Il eut peur qu’elle ne disparaisse sur-le-champ et l’abandonne dans sa recherche de sa mission.

— Lacey, je suis désolé, insista-t-il.

— Tiens, tiens...

— C’est juste que...

— C’est qui ça ? Bonnet Blanc et Blanc Bonnet viennent témoigner leur sympathie à ta dame ?

Tristan tourna la tête. Beth et Suzanne descendaient de voiture. Elles étaient toutes deux vêtues de noir. Suzanne avait toujours aimé cette couleur, qu’elle réservait en général aux tenues légères, à l’image de sa robe dos nu ce jour-là. Il était plus inhabituel de voir Beth en noir, mais son style vestimentaire n’en avait pas changé pour autant : robe droite large à petites fleurs blanches sur fond noir, qui se terminait par un volant ondulant à quelques centimètres au-dessus de ses sandales en plastique rouge.

— Ce sont ses amies, Beth et Suzanne.

— Celle-là, c’est une radio, commenta Lacey.

— Une radio ?

— Oui, celle qui ressemble à un rideau de douche.

— Beth, en déduisit Tristan. Elle écrit.

— C’est ce que je te disais : c’est une radio-née. Tristan regarda Ivy accueillir ses amies et disparaître avec elles à l’intérieur de la maison.

— Allons-y, s’exclama Lacey en sautant du capot. On va s’amuser.

Tristan hésita à la suivre. Il avait déjà vu Lacey à l’œuvre quand elle « s’amusait ».

— Tu veux lui dire que tu l’aimes, oui ou non ? Ce sera un bon entraînement, Tristan. Tu as toutes les cartes en main, cette fille est un émetteur parfait. Et les émetteurs parfaits n’ont même pas besoin de croire, ajouta-t-elle. Ils sont réceptifs à toutes sortes de choses, dont les anges. Tu pourras parler à travers elle, ou au moins la faire écrire. L’écriture automatique, tu sais ce que c’est ?

Tristan en avait entendu parler. Les médiums s’en servaient ; ils expliquaient qu’ils rédigeaient sous le contrôle d’entités inconnues et relayaient ainsi aux vivants des messages envoyés par les morts.

— Tu veux dire que Beth est comme un médium ?

— Oui, mais un médium inexpérimenté. Une radio innée. Elle te transmettra, aujourd’hui ou demain. Il suffit qu’on établisse le lien avec elle et qu’on se glisse dans son cerveau.

— Se glisser dans son cerveau ?

— C’est simple. Il te suffit d’apprendre à penser exactement comme elle, à voir le monde à travers ses yeux, à sentir ce quelle ressent, à aimer les personnes qu’elle aime, à éprouver ses désirs les plus profonds...

— Je refuse.

— Bref, il faut adopter le point de vue de la radio et se caler sur les mêmes ondes.

— On voit bien que tu ne connais pas celles du cerveau de Beth. Tu n’as jamais lu ses nouvelles. Elle écrit des histoires d’amour torrides.

— Oh... tu veux dire le genre de romans où l’amant ne quitte jamais sa bien-aimée des yeux, le regard languissant et le cœur si troublé qu’il ne voit et n’entend qu’elle ?

— Exactement.

— Effectivement, vous êtes très différents tous les deux, lui répondit Lacey en levant le menton avec un sourire narquois.

Tristan resta silencieux.

— Si tu aimes réellement ton Ivy, tu essaieras. Je suis sûre que les héros des histoires de Beth ne se laisseraient pas décourager par ce genre d’obstacles.

— Et Philip ? s’obstina Tristan. C’est le frère d’Ivy. Il voit mon halo de lumière.

— Ha ha, tu as trouvé un croyant.

— Non, plutôt une radio.

— Pas nécessairement. Ce n’est pas parce qu’on est croyant qu’on est une radio et inversement.

— Est-ce que je peux d’abord essayer avec lui ?

— Bien sûr, on a du temps à perdre, je te dis, lança Lacey en pénétrant dans la maison.

Dans la cuisine, Philip préparait des brownies au micro-ondes. Sur le plan de travail à côté de son bol tramaient quelques cartes de base-ball toutes collantes et un catalogue ouvert à la page des VTT. Tristan prit confiance. C’était un sujet qu’il connaissait bien.

— Reste derrière lui, lui conseilla Lacey. S’il remarque ton halo, ça le distraira. Il essaiera de comprendre et son attention sera trop concentrée sur l’extérieur pour laisser entrer quoi que ce soit.

La suggestion de Lacey s’avéra utile à plusieurs niveaux. Tristan lut le mode d’emploi indiqué sur la boîte de préparation pour brownies par-dessus l’épaule de Philip. Il pensa alors à ce qu’il allait devoir faire, à l’odeur des gâteaux, à leur goût quand il les sortirait chauds et friables du four. Il se prit à vouloir lécher la cuillère couverte de chocolat fondant. Philip le fit pour lui.

Tristan sentit que, tout en restant lui-même, il avait pris la personnalité d’un autre, comme cela lui était arrivé parfois en lisant un bon livre. Un jeu d’enfant.

— Philip, c’est moi...

Vlan ! Tristan recula en titubant, comme s’il avait marché droit dans une porte vitrée. Il ne l’avait pas vu venir, ne s’y était pas préparé, et il reçut le coup comme une gifle. Durant quelques minutes, il resta muet de stupeur.

— Parfois, le voyage est mouvementé, commenta Lacey. Tu as compris maintenant ? Philip ne veut pas te laisser entrer.

— Pourtant, j’étais son ami.

— Il ne sait pas que c’est toi.

— S’il m’avait laissé parler, il le saurait.

— Ce n’est pas aussi simple. Je t’avais prévenu. J’ai développé un certain talent quand il s’agit de repérer les bons récepteurs. Tu peux faire un nouvel essai, si tu veux. Cette fois, il t’attendra, et le coup sera encore plus rude. Je ne te recommande pas les radios hostiles. Essayons Beth.

Tristan fit les cent pas.

— Tu ne veux pas le faire toi-même ? suggéra-t-il.

— Désolée.

Tristan réfléchit vite.

— Mais... Lacey, tu es une excellente actrice. C’est pour ça que tu communiques si bien. Les acteurs apprennent à jouer des rôles. Et les grands acteurs comme toi ne se contentent pas d’imiter. Ils deviennent l’autre. D’où ton succès.

— Belle tentative. Mais Beth est ton intermédiaire, le relais entre toi et la personne à qui tu veux parler. Tu dois te servir de sa radio. C’est comme ça que ça marche.

— J’ai surtout l’impression que rien ne marche jamais comme je le veux.

— Tu avais remarqué ? Allons-y. Je présume que tu connais le chemin vers le boudoir de madame.

Tristan conduisit Lacey jusqu’à la chambre d’Ivy. La porte était entrebâillée. Ella, qui les avait suivis, la poussa du bout du museau et se faufila dans la pièce ; Tristan et Lacey passèrent à travers le mur.

Assise devant la coiffeuse, Suzanne essayait des colliers et des boucles d’oreilles qu’elle prenait dans la boîte à bijoux d’Ivy. Allongée sur son lit, celle-ci lisait une liasse de papiers – une des nouvelles de Beth, supposa Tristan. Beth, elle, allait et venait.

— Si tu dois continuer à t’en servir comme d’une barrette, va au moins t’en acheter un qui soit incrusté de pierres précieuses, déclara Suzanne.

Beth porta la main à ses cheveux rassemblés sur le dessus de sa tête et en sortit un stylo.

— Je l’avais oublié.

— Tu es de pire en pire.

— Avouez que c’est intéressant, répondit Beth comme si de rien n’était. Courtney jure que sa petite sœur dit la vérité. Il est allé à la chapelle avec des copains et ils ont trouvé les pulls des filles perchés sur une applique.

— Elles les ont peut-être lancés elles-mêmes, lui fit remarquer Suzanne.

— Oui, peut-être, marmonna Beth d’un air dubitatif en sortant un bloc-notes de son sac à main.

Lacey se tourna vers Tristan.

— Voilà ton sésame, lui dit-elle. Elle pense à la chapelle. Le hasard te facilite la tâche.

Beth roulait son stylo entre ses doigts. Tristan s’approcha d’elle. Elle essayait sans doute de se représenter la scène. Il convoqua donc ses souvenirs. Il se revit passer de la pleine lumière dans la pénombre, repensa au groupe d’amies installées près de l’autel, aux débris sur le sol. Les récits de Beth regorgeaient toujours d’une pléthore de détails. Tristan imagina alors la sensation que la pierre humide avait dû laisser sur les jambes nues des filles, le picotement que le courant d’air provenant de la vitre brisée avait pu provoquer sur leur peau, la peur que les araignées qui avaient peut-être couru sur elles leur avaient inspirée.

Il se sentit glisser en dehors de lui-même...

Ah ! A l’inverse de Philip, Beth ne se ferma pas, mais elle repoussa Tristan catégoriquement. Elle s’éloigna de plusieurs pas et se retourna pour observer l’endroit qu’elle venait de quitter.

— Est-ce qu’elle me voit ? demanda Tristan à Lacey. Est-ce qu’elle voit mon halo ?

— Je ne crois pas. Elle n’a pas remarqué le mien. Par contre, elle a senti quelque chose. Mais tu y es allé trop fort.

— J’ai juste essayé de penser comme elle, de lui donner des détails. Elle les adore.

— Oui, mais tu l’as fait trop vite. Et elle sait qu’il se passe quelque chose d’anormal. Ralentis un peu.

A cet instant précis, Beth s’assit et se mit à rédiger.

Ses mots décrivirent les filles assises en cercle, certaines des sensations que Tristan avait imaginées. Bien qu’il ne puisse déterminer si elles provenaient de lui ou si elles sortaient de l’esprit créatif de Beth, Tristan ne put s’empêcher de pousser l’expérience plus loin.

Vlan ! Cette fois, le rejet fut si sévère que Tristan en tomba à la renverse.

— Je t’avais prévenu, lui dit Lacey.

— Beth, tu es aussi excitée qu’un chat, lança Suzanne.

Ivy leva les yeux de sa lecture.

— Aussi excitée qu’Ella ? C’est vrai qu’elle est bizarre depuis quelque temps.

Lacey agita le doigt en signe de mise en garde.

— Tu dois y aller doucement, rappela-t-elle à Tristan. Imagine que Beth est une maison et toi, un cambrioleur qui essaie d’entrer. Tu dois prendre ton temps. Avancer sur la pointe des pieds. Trouver ce dont tu as besoin au sous-sol – son inconscient – sans alerter la personne qui vit à l’étage. Tu comprends ?

Oui, il avait compris, mais il hésitait à renouveler son essai. Beth avait fait preuve d’une force de caractère et d’une puissance de refus bien supérieures à celles de Philip.

Tristan était agacé par son incapacité à transmettre le plus simple des messages à Ivy. Elle était si près, si près, et pourtant... Il pouvait passer sa main à travers la sienne, sans la toucher. Il pouvait s’allonger à ses côtés, sans la réconforter. Il pouvait prononcer un bon mot pour tenter de la faire sourire, sans être entendu. Il n’avait plus aucune place dans son existence et peut--être pour elle était-ce mieux ainsi, si ce n’est que, pour lui, cela signifiait une vie dans la mort.

— Alors ça ! s’exclama Beth soudain. Je m’épate toute seule. Écoutez un peu cette première phrase : « Il n’avait plus aucune place dans son existence et peut-être pour elle était-ce mieux ainsi, si ce n’est que, pour lui, cela signifiait une vie dans la mort. »

Tristan lut les mots sur la page comme s’il avait tenu le carnet dans ses propres mains. Et lorsque Beth se tourna pour contempler sa photo sur le bureau d’Ivy, Tristan se tourna aussi.

« Si seulement tu savais », songea-t-il.

— Si seulement, dit Beth tout en écrivant. Si seulement, si seulement...

Elle se tut.

— C’est un bon début, remarqua Ivy en posant son manuscrit. Quelle est la suite ?

— Si seulement...

— Si seulement quoi ? demanda Suzanne.

— Je n’en sais rien, répondit Beth.

Tristan, désormais, voyait la pièce à travers elle. Il constata avec elle comme elle était jolie, remarqua le regard fixe d’Ella, l’échange de coups d’œil surpris entre Suzanne et Ivy, qui finirent par hausser les épaules.

« Si seulement Ivy savait combien je l’aime. »

Tristan formula cette phrase aussi clairement que possible dans son esprit.

— Si seulement il...

Beth s’interrompit, les sourcils froncés. Tristan sentit son étonnement comme si son propre front s’était plissé.

« Ivy, Ivy, Ivy, répéta-t-il. Si seulement Ivy.

— Beth, tu es toute pâle, s’inquiéta Ivy. Tu vas bien ? Beth cligna des yeux plusieurs fois.

— On dirait que quelqu’un me dicte mes mots.

Suzanne sifflota.

— Je ne suis pas folle ! s’indigna Beth.

Ivy s’approcha d’elle et plongea son regard dans le sien ; Tristan la voyait si bien. Mais il savait qu’elle ne le voyait pas.

— Mais elle ne le voyait pas... écrivit Beth en lisant à haute voix.

Elle ratura la phrase et relut ce qu’elle avait rédigé :

— Il n’avait plus aucune place dans son existence et peut-être pour elle était-ce mieux ainsi, si ce n’est que, pour lui, cela signifiait une vie de torture dans la mort. Si seulement elle le libérait... lui, de sa prison d’amour. Mais elle ne savait pas, elle ne voyait pas qu’elle seule détenait la clé...

Le stylo levé, Beth s’exclama :

— Je suis lancée !

Elle continua :

— Dans ses mains, ses mains si douces, si aimantes, si bienveillantes, si caressantes, dans ses mains qui tenaient, soignaient, espéraient...

« N’exagérons rien », songea Tristan.

— Tais-toi, lui répondit Beth.

— Quoi ? s’étonna Ivy, les yeux écarquillés.

— Tu es brillante.

Les trois amies pivotèrent sur leurs talons. Philip était apparu à la porte.

— Beth, tu es brillante, répéta-t-il.

— Philip, je t’ai déjà dit que je ne voulais plus t’entendre parler de cette façon !

— Tu ne veux pas qu’il dise que je suis brillante ? demanda Beth.

— Il n’arrête pas de parler d’anges, s’emporta Ivy. Il prétend voir des couleurs, des signes, et il s’est persuadé qu’ils viennent des anges. Je n’en peux plus ! Je ne veux plus l’entendre ! Combien de fois faudra-t-il que je le répète ?

A ces mots, Tristan se découragea. Ses efforts l’avaient mené bien au-delà de l’épuisement ; l’espoir seul lui avait donné des forces. Or cet espoir venait d’être anéanti.

Beth secoua la tête de stupéfaction, et Tristan se retrouva en dehors d’elle. Tandis qu’il rejoignait Lacey, Philip le suivit des yeux.

— Alors ça ! s’exclama Suzanne en adressant un clin d’œil à Beth. Je me demande où Philip a entendu parler d’anges.

— Ivy, ils t’ont bien aidée par le passé, lui fit remarquer Beth gentiment. Pourquoi ne pourraient-ils pas l’aider, lui, maintenant ?

— Ils ne m’ont jamais aidée ! s’écria Ivy. S’ils existaient vraiment, s’ils étaient nos gardiens, Tristan serait en vie ! Mais il a disparu. Comment voulez-vous que je croie encore en eux ?

Elle avait les poings serrés. La tempête qui faisait rage en elle avait donné à ses yeux une teinte vert foncé, qui brûlait de la certitude que les anges n’existaient pas.

Tristan eut le sentiment de mourir une seconde fois.

Suzanne jeta un regard interrogateur à Beth. Philip ne répondit rien. Il avait la mâchoire crispée. Une expression que Tristan lui connaissait bien.

— Ce gamin est une vraie tête de mule, commenta Lacey.

Tristan opina. Philip persistait à croire. Tristan se reprit à espérer un peu.

C’est alors qu’Ivy attrapa un sac en plastique dans sa corbeille. Elle entreprit de débarrasser son étagère de tous les anges qui s’y trouvaient.

« Ivy, non ! » Ces mots ne l’arrêteraient pas.

C’est Philip qui la tira par le bras.

— Est-ce que je peux les prendre ?

Ivy l’ignora.

— Ivy, est-ce que je peux les prendre ? répéta Philip.

Tristan entendait le verre se briser au fond du sac.

La main d’Ivy avançait méthodiquement, inexorablement, attrapait statuette après statuette. Elle n’avait pas encore touché Tony ni l’ange d’eau.

— Ivy, s’il te plaît.

Elle finit par s’arrêter.

— D’accord, je te les donne. Mais tu dois me promettre de ne plus jamais m’en parler.

Philip posa un regard pensif sur les deux dernières statuettes.

— D’accord, mais si...

— Non, dit-elle fermement. C’est ça ou rien.

Avec précaution, Philip attrapa Tony et l’ange d’eau.

— C’est promis, murmura-t-il.

Et il sortit. Le cœur de Tristan se serra.

— Il est tard, annonça Ivy. Les autres seront bientôt là. Je ferais mieux de me changer.

— Je vais t’aider à choisir, suggéra Suzanne.

— Non, descendez. Je vous retrouverai en bas.

— Allez, tu sais bien que j’aime choisir tes vêtements...

— On y va, intervint Beth en poussant Suzanne vers la sortie. Prends ton temps, Ivy. Si les garçons arrivent, on trouvera une excuse.

Elle ferma la porte derrière elles.

Enfin seule, Ivy tourna les yeux vers la photo de Tristan qui se trouvait à l’autre bout de la pièce. Elle resta là longtemps, immobile, des larmes roulant sur ses joues.

— Tristan, tu dois récupérer maintenant, murmura Lacey. Tu ne pourras plus rien faire si tu ne te reposes pas.

Mais il ne pouvait se résigner à quitter Ivy. Il lui ouvrit ses bras. Elle lui passa à travers le corps et se dirigea vers la commode, où elle prit la photo dans ses mains. Il la suivit et, de nouveau, l’étreignit, mais Ivy sanglota plus fort encore.

Ella apparut à côté d’elle. Posée sur la commode par Lacey. La petite chatte se frotta contre la tête de sa maîtresse.

— Oh ! Ella. Je n’arrive pas à l’oublier.

— N’essaie pas, l’implora Tristan.

— Il faudra qu’elle finisse par y arriver, le prévint Lacey.

— Je l’ai perdu, Ella, je le sais. Tristan est mort. Il ne me serrera plus jamais contre lui. Il ne peut plus penser à moi. Il ne peut plus me désirer. L’amour meurt avec la mort.

— C’est faux ! s’exclama Tristan. Je te serrerai à nouveau contre moi, je te le promets, et tu verras, mon amour ne mourra jamais !

— Tu es à bout de forces, Tristan, lui dit Lacey.

— Je te serrerai à nouveau contre moi, se lamenta-t-il. Je t’aimerai toujours !

— Si tu ne te reposes pas maintenant, insista Lacey, tu vas perdre ta capacité de jugement. Il te sera difficile de distinguer le vrai du faux, et même d’émerger du néant. Tristan, écoute-moi...

Avant qu’elle ait terminé sa phrase, les ténèbres l’avaient englouti.